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La production des cylindres chez Pathé


Cette suite de textes reprend des articles parus depuis 1999 (remaniés depuis) dans le Bulletin de liaison des adhérents de l'AFAS, publication périodique du Département audiovisuel de la Bibliothèque Nationale de France (anciennement Phonothèque Nationale).

Pour écouter ce cylindre cliquez ici

Voir aussi : "Naissance de l'industrie phonographique française",
conférence à découvrir en vidéo sur le site de la Cinémathèque Française

 

La production des cylindres chez Pathé (1):
Les cylindres sont-ils rares? On doit reconnaître que ces documents se dérobent remarquablement à la sagacité des collectionneurs et chercheurs, et on dirait que seules des reliques nous parviennent. Pourtant, à en croire les quelques chiffres présentés ci-après, extraits du livre des Conseils d'Administrations de la maison Pathé, l'usine de Chatou a produit par millions d'exemplaires ce que nous considérons aujourd'hui comme de précieux témoignages de la "Belle Epoque".

De la première réunion, le 28 décembre 1897, à la fin de 1905, le Conseil d'Administration Pathé, qui rassemblait les principaux responsables de la Compagnie, s'est réuni tous les mois. Voici les seuls chiffres qui traitant de cylindres, tirés des pages qui résument ces débats. On a sept chiffres de production quotidienne, et un chiffre de production mensuelle. Ce qui donne peu d'informations sur huit ans de production, même si les CA sont très riches par ailleurs.

Il faut d'ailleurs pondérer ces chiffres: tout d'abord, ceux-ci ont pu être "gonflés" pour diverses raisons, ce qui n'est pas vérifiable. Ensuite, parmi ces données, notamment au début, parle-t-on de cylindres vierges ou de cylindres enregistrés? La seule information, certaine à cet égard, apparaît le 1er octobre 1903 (voir plus bas). On ne sait pas non plus quelles furent les techniques employées pour reproduire les cylindres et obtenir ces quantités. Au moins deux systèmes ont existé, sur lesquels nous reviendrons; celui dit de la "reproduction pantographique", et celui du moulage galvanoplastique, à la façon des disques. Quand donc est-ce que chacun de ces systèmes a été employé chez Pathé? Y a-t-il eu une longue période de transition entre les deux techniques?

On note que ces chiffres s'échelonnent sur des mois d'hiver. La raison est simple, et les CA le reconnaissent eux-mêmes: c'est que l'hiver, pour un loisir domestique tel que le phonographe, représente la principale saison de ventes de l'année, ces mois seraient donc les plus importants. Si on en croit ces chiffres, et même en les révisant à la baisse, on calcule sans risque que la seule production Pathé a dû atteindre plusieurs dizaines de millions d'unités, et toucher un large public, entre-autres à l'exportation. D'autres chiffres apparaissent, notamment les montants des réserves de cylindres en fin de mois, exprimées en francs, qui oscillent, en 1901, entre 50000 et 140000 francs. Mais ces chiffres sont bien difficiles à interpréter...

Cylindres, production quotidienne, d'après les CA Pathé:

15/11/1898: 5000 à 7000 par jour (prévision).
"Le travail est maintenant en pleine marche, avec 1100 ouvriers et ouvrières, nous prévoyons rapidement d'en produire de 5000 à 7000 par jour..."

23/10/1899: 10000 à 13000 par jour.
"La production actuelle est de 10000 à 13000 cylindres par jour et va augmenter sérieusement aussitôt que les nouveaux moteurs seront en marche".

08/01/1900: 15000 à 17000 par jour.
"...et pourra être portée jusqu'à 25000 et même plus si cela devenait nécessaire".

01/10/1903: 30000 petits, 12000 intermédiaires, par jour. "Nous produisons 30000 petits, 12000 intermédiaires, tous enregistrés, par jour. Le travail est en pleine marche... avec 1100 ouvriers..."

10/09/1904: 15000 par jour environ. "La production en ce moment est de 15000 cylindres par jour environ."

09/01/1905: 50000 par jour.
"L'usine de Chatou travaille en plein, on fabrique, en ce moment, plus de 50000 cylindres par jour, aussi le prix de revient a-t-il été abaissé."

Cylindres, production mensuelle:
31.01.1905:
"Pendant le mois de janvier, l'usine de Chatou a produit 897 cylindres originaux et 460930 cylindres moulés, divisés en 192383 petits, 267031 inters, 1463 stentors, 53 célestes."

De ces importantes productions, il semble ne rester en France que quelques milliers de "rescapés". Prochainement, nous parlerons des modes de production...

La production des cylindres chez Pathé (2):
Au moins deux systèmes ont existé, pour produire des cylindres en série: celui dit de la "reproduction pantographique", et celui du moulage galvanoplastique, à la façon des disques. Quand donc est-ce que chacun de ces systèmes a été employé chez Pathé? Y a-t-il eu une longue période de transition entre les deux techniques? Aujourd'hui, nous présentons la première de ces méthodes, tout d'abord à travers l'historique des conseils d'administration:

La copie pantographique des cylindres, ou la fortune de Monsieur Casarès.
Dans la séance du 7 septembre 1899, le conseil d'administration Pathé mentionne l'accord suivant avec un certain Casarès, espagnol détenteur d'un brevet d'appareil reproducteur de cylindres:

"Les propositions contiennent engagement par Monsieur Casarès à céder à notre société sa machine et ses procédés de reproduction, et de venir s'installer lui-même dans nos usines à l'effet d'y diriger pendant deux ans le personnel appelé à la reproduction. De son côté notre société promet à Monsieur Casarès une redevance de cinq centimes par rouleau reproduit et reconnu bon, et un minimum de 2.000.000 de rouleaux à reproduire soit pour 100.000 fr de redevance. La société, pour garantir à Monsieur Casarès l'exécution de ses engagements déposera au Crédit lyonnais la somme de cinquante mille francs, lesquels seront la propriété de monsieur Casarès aussitôt que 1.000.000 de cylindres seront reproduits; et seront payés à sa veuve dans le cas où avant le terme du contrat Monsieur Casarès viendrait à mourir. Le Conseil est d'avis de réaliser ce contrat à la condition de pouvoir faire opposition au paiement de la dite somme de 50.000 francs dans le cas où Monsieur Casarès ne tiendrait pas ses engagements et donne à Monsieur Grivolas tous les pouvoirs nécessaires à l'effet de rédiger et signer les conditions et engagements nécessaires à sa réalisation."

On ne sait rien de Monsieur Casarès. Il n'existe aucun Casarès parmi les brevetés français dans la période 1880-1920. Du reste, ce texte ne fait pas mention d'un brevet, mais seulement d'une machine et de "procédés de fabrication". Casarès était peut-être propriétaire d'un brevet acheté à un tiers, ou encore avait-il déposé un brevet en Espagne, en son nom propre. A la suite de ce traité, effectivement signé le 23.10.1899, on commence la mise en place. Le 8 janvier 1900, le CA exprime le projet d'installation, pour 15000 francs et en deux mois, de 100 machines Casarès devant assurer 4 à 6000 cylindres par jour, soit une production de 50 à 80 cylindres par jour et par machine:

"L'organisation de l'atelier de reproduction avec les machines de Monsieur Casarès se poursuit activement et Monsieur Grivolas après une étude très sérieuse de la question soumet au conseil le projet qu'il a établi pour l'installation définitive de 100 machines à reproduire pouvant reproduire chacune 50 à 80 copies par jour soit une moyenne de 4 à 6000 cylindres. Cet atelier sera installé dans une construction à établir dans le jardin de la propriété habitée par Monsieur Casarès à Chatou et fera suite au hangar déjà existant. Les procédés employés devant être tenus secrets il est indispensable que le local qui contiendra les machines soit complètement isolé du restant de l'usine et en même temps sous la main du chef qui les surveillera. Enfin pour éviter les vibrations nuisibles à un bon travail il est nécessaire que cet outillage soit installé au rez-de-chaussée. Le projet au conseil remplit toutes les conditions voulues et coûtera environ 15000 francs. Il sera terminé si le temps le permet et si les travaux sont commencés de suite dans deux mois environ, c'est-à-dire qu'il sera en plein fonctionnement pour la belle saison." Le Conseil approuve:
"Le Conseil se rend compte de l'intérêt qu'il y a pour la Cie à posséder une installation de cette importance, laquelle permettra de produire des oeuvres vraiment remarquables pour un prix extrêmement bas, puisque une ouvrière pourra conduire au moins 4 machines produisant environ 50 cylindres chacune par jour soit une moyenne de 200 cylindres revenant comme enregistrement à 200 x0,05 de redevance à M. Casarès plus environ 3 francs de façon, soit 200x0,05 + 3 francs = 13 francs soit 6,5 centimes par cylindre au lieu de 0,50 à 1 f, prix payés ordinairement pour l'enregistrement direct par la voix des cylindres ordinaires. La vente atteignant jusqu'à 2000 cylindres dans une seule journée dans lesquels 5 à 600 sont chantés, il y a du seul fait de la vente courante une différence journalière de plus de 250 francs en faveur du nouveau système, et seulement sur les cylindres chantés. Une somme beaucoup plus importante de bénéfices est prévue pour les autres catégories de cylindres."

On constate qu'il s'agit bien de machines à reproduire les cylindres selon le procédé pantographique. La nécessité d'une installation au rez-de-chaussée pour éviter les vibrations évacue toute équivoque à cet égard. Outre les prévisions de bénéfices calculées au centime près, on se trouve réellement devant un secret industriel important qui justifie toutes les précautions. A noter l'allusion à la différence de prix sur les cylindres chantés: il faut croire que ces derniers coûtaient plus cher du fait du cachet du chanteur. En date du 12 mars 1900, 24 machines Casarès sont installées dans un atelier provisoire, et 6 autres sont en cours de montage. On produit 1000 à 1200 cylindres par jour, avec 10 à 15% de mauvais. Ces résultats répondent aux espérances, aux yeux du CA qui annonce aussi que le nouveau local, dont le projet était présenté le 8 janvier, sera prêt fin avril début mai 1900.

Le 8 juin 1900, 36 machines sont installées, garantissant 1800 à 2000 cylindres reproduits par jour. On signale alors que l'on pourra installer jusqu'à 120 machines. Ces chiffres de production sont à rapprocher des chiffres déjà exprimés dans le précédent numéro.

Enfin, le 25 août 1902, on apprend: "Monsieur Casarès ayant terminé le [deuxième] million de cylindres représentant une redevance de 100000 f. est rentré en Espagne, son traité terminé. De ce fait il existera à l'avenir une économie de 5 c. par cylindre copié."

Cette économie est la seule conclusion écrite du Conseil d'Administration, au sujet de la reproduction pantographique. Pour nous elle évoque aussi un succès indéniable pour Pathé, ainsi que le rêve industriel exaucé, d'un homme qui fit sa fortune en moins de trois ans. Rappelons, à titre de comparaison, que l'on parlait encore en francs-or, et qu'un ouvrier sans qualification spéciale (un "journalier", qui n'avait aucune stabilité d'emploi, équivalent au plus modeste salaire d'aujourd'hui) gagnait alors environ un franc par jour.

La copie pantographique.
Ce procédé resta en usage et dut être largement amorti après le départ de Monsieur Casarès. Mais dès 1903, on voit sortir de Chatou les premiers cylindres moulés, dont on reparlera une prochaine fois, et dont il est également question dans les Conseils d'Administration Pathé. Le procédé du pantographe n'en reste pas moins en usage pendant de longues années, notamment pour la copie de cylindres sur disques.

Mais de quoi s'agit-il au juste? Le mot pantographe désigne un instrument mécanique qui permet de reproduire une carte ou un plan, à une échelle identique ou différente, en suivant simplement ses contours avec un stylet qui transmet son mouvement à un crayon de papier.
Pour la copie pantographique sonore, l'idée est similaire: Imaginez une tige métallique suspendue en son milieu et mobile à la façon d'un fléau de balance. Aux extrémités de ce fléau, on trouve un burin graveur d'une part, une pointe lectrice d'autre part. Le burin est un betit barreau de verre tronqué et coupant, la pointe lectrice est une bille de verre de 0,8 mm de diamètre environ. Plaçons un cylindre vierge sous le burin graveur, et un cylindre enregistré sous la pointe lectrice. Toute vibration reçue par celle-ci à la lecture du sillon enregistré, sera communiquée, à travers le métal de la tige, jusqu'au burin graveur qui reproduira dans la cire vierge les oscillations lues dans l'original enregistré. Voilà pour la théorie! C'est du moins comme cela que la chose est présentée dans les brevets de Pathé qui restent, pour préserver le secret, très laconiques.

Mais dans la pratique, il faut un nombre considérable de conditions pour arriver à ce résultat, et à ce sujet, les brevets restent muets. On imagine notamment que la nature du métal de la tige porteuse a une grande importance, tout comme ses dimensions, influant sur sa résonance propre, sa flexibilité, etc. C'est ainsi qu'il a certainement fallu de nombreux tâtonnements avant d'obtenir des résultats probants. Bettini avait déjà déposé un brevet pour un tel système, mais on ne sait rien de l'allure de son appareil. En fait de tige métallique, les seules pièces d'archéologie industrielle restantes consistent plutôt en de minces plaques de métal ajouré. Découpées dans une forme rappelant celle d'une amande, elles auraient été baptisé "poisson" par les ouvriers Pathé. Il existe un poisson, muni de quelques accessoires, à la BNF, ainsi qu'un autre moins complet dans une collection particulière, à la fois minces pièces à conviction et précieux éléments d'archéologie industrielle.


La production des cylindres chez Pathé - 3ème partie:

Le moulage:

Bien peu de documents subsistent au sujet du moulage des cylindres. Encore faut-il s'entendre sur le terme même de moulage. En principe, tous les cylindres sont moulés. Ces fragiles manchons, qu'ils soient de cire ou de celluloïd, résultent en principe d'une coulée à chaud dans une forme métallique, suivie d'opérations diverses telles que ébavurage, rectification et alésage, avant l'enregistrement lui-même. Ces opérations sont décrites dans différents textes de brevets , notamment ceux d'Edison et de Bettini, mais toujours de façon laconique, protection industrielle oblige.

Par " cylindres moulés ",on veut désigner ceux qui sont produits tout enregistrés par moulage ou pressage (comme les disques), d'après un original métallique obtenu au moyen de techniques galvanoplastiques , d'ailleurs appelé " galvano ". Dans les grandes lignes, la technique est la suivante: on prend un cylindre original gravé, que l'on enduit soigneusement au pinceau d'une couche de graphite. Ce corps, conducteur de l'électricité, est ainsi répandu en une très mince pellicule qui épouse les moindres détails de forme du sillon.

On plonge le tout dans une solution de sulfate de cuivre. Le passage, par une électrode de cuivre plongée dans ce bain, d'un courant continu à la tension et à l'intensité judicieusement calibrés, provoque un mince dépôt de cuivre à la surface du graphite, qui constitue la deuxième électrode du circuit. Si l'opération est suivie pendant plusieurs heures, l'épaisseur du cuivre augmente en conséquence. Après avoir cassé la cire, on obtient un tube de cuivre possédant dans sa partie interne l'empreinte inversée de la surface du cylindre original. Ce tube de cuivre sera nickelé pour offrir plus de résistance en surface, et l'on pourra y couler un certain nombre de fois de la cire sous pression, afin d'obtenir, après démoulage au moment du rétreint de la cire, une réplique du cylindre original... Voilà pour la théorie.

Dans la pratique, on ne trouve que des zones d'ombre, parmi lesquelles: qui a initié cette technique? Comment se passait, dans le détail, l'opération de la galvanoplastie? Comment était coulée la cire au moment du moulage? N'y avait il pas des stades intermédiaires entre la cire originale et le galvano (du genre un passage " père-mère-père ", comme c'était le cas pour le disque, de façon à garantir les galvanos originaux). Seul un reportage photos à Chatou (collection Boyer, vers 1905, visible aujourd'hui chez Roger-Viollet) nous renseigne un peu. On y voit des moules métalliques cylindriques suspendus à des tringles, en train de s'égoutter comme au sortir d'un bain, on y voit du personnel manipuler des presses pneumatiques, vraisemblablement pour l'opération du moulage, on y voit des cylindres à l'ébavurage, on y voit le blutage des matières premières...

Et ô stupeur! on découvre qu'il s'agit là encore d'un travail de femmes, tout comme la colorisation manuelle des films cinématographiques, dans la même maison Pathé, tout comme la copie pantographique aussi. Le moulage? un travail demandant du soin et du doigté, mais un travail ô combien pénible, si on se figure, au premier coup d'oeil sur ces photographies, le bruit de machines et la chaleur torride qui régnaient dans ces ateliers. Ces images, dans la lignée des représentations d'ateliers du XIXe siècle (femmes au métier à tisser, couturières, réchampisseuses) préfigurent celles qui nous laissent croire que les femmes ne découvrirent l'enfer des ateliers qu'en 1914.

A l'écrit que trouve-t-on? Rien ou presque! Encore une fois, les conseils d'Administration Pathé nous sont de première utilité: la première mention d'un procédé de moulage de cylindres chez Pathé apparaît en ces termes, dans un rapport au Conseil d'Administration visant à augmenter la puissance motrice de l'usine: (07/07/1902) "depuis un an, il est venu s'ajouter à Chatou pour employer la force motrice existante, (...) la cartonnerie, les ateliers de galvanoplastie et les machines spéciales pour la nouvelle fabrication des cylindres moulés."
Ainsi, à peine le contrat pour la copie pantographique selon les procédés Casarès (voir article précédent) amorti, l'usine de Chatou était-elle à même de produire ses premiers cylindres moulés, manifestement au cours de l'année 1902, sinon plus tôt.

Voici les autres textes, tirés de la même source, livrés à l'état brut, sans autre commentaire:

25/08/1902
"En ce qui concerne l'usine de Chatou, le moteur Otto doit être mis en marche d'ici quelques jours. L'essai fait sur une installation pour fabriquer 2000 cylindres moulés par jour, ayant donné entière satisfaction, cinq nouvelles installations, dont une pour cylindres intermédiaires ou stentor, sont en train d'être établies, de façon à pouvoir mouler 10000 cylindres par jour. Pour avoir la place suffisante à l'établissement de ces installations, il y a été nécessaire de faire un étage au dessus de la fonderie. Cette dépense se montera à 7000 f.

03/10/1902
"Ivatts tient le conseil au courant de la marche de la nouvelle installation à Chatou pour augmenter la production des cylindres moulés. Cette installation établie pour fabriquer de 10000 à 12000 cylindres journellement, sera prête dans environ quinze jours . Pour pouvoir faire face à cette production, il a dû prendre les mesures nécessaires pour assurer une production de boîtes à l'atelier de cartonnage, et à cet effet, il a commandé à la maison Palmié, le supplément de machines nécessaires. Le nouveau moteur Otto est en marche et donne entière satisfaction, évitant les arrêts qui se produisaient continuellement dans l'usine par manque de force."

03/10/1902
"Le laps de temps nécessaire à l'établissement des petits galvanos, anglais, français et russes étant considérable, il serait impossible de s'occuper des galvanos Stentors en temps utile pour la campagne d'hiver. M. Ivatts en vue de la vente certaine et avantageuse des cylindres Stentors moulés, a cru devoir procéder à l'installation de deux nouvelles cuves pour la galvanoplastie exclusive de cylindres Stentor et d'intermédiaires (ces derniers pour Girard et Cie). Il espère que cette installation sera prête à fonctionner avant un mois."

02/12/1902, Chatou
"Faisant suite aux explications qu'il a fournies à M. le Président et à ses collègues, pendant la visite très complète qui a précédé la réunion du conseil, l'administrateur délégué les complète en faisant ressortir l'immense extension qu'a pris récemment la demande du cylindre moulé, qui dépasse les prévisions les plus optimistes; il explique que malgré l'augmentation des moyens de fabrication de cet article, la production actuelle ne suffit pas pour le moment à satisfaire les commandes de petits cylindres pour l'Angleterre seule, et qu'il est impossible de compléter le catalogue français, ou de commencer le catalogue russe. Il n'est donc permis de penser à l'établissement des cylindres intermédiaires, stentors et célestes moulés pour les 3 pays précités, nonobstant les bénéfices considérables que ces cylindres rapporteraient, vu qu'ils n'ont pas encore été offerts sur le marché par nos concurrents.
En plus des commandes passées par la maison de Londres, cette maison vient de passer une commande supplémentaire de 2 000 000 de petits cylindres pour le répertoire de 15 chansons, d'un seul chanteur anglais, pour être livré en 1903.

Sauf erreur du greffe de la séance du Conseil, ce dernier chiffre laisse rêveur quant à la notoriété de ce chanteur dont on aurait aimé connaître le nom.

Une prochaine fois nous parlerons de l'aspect physique de ces cylindres moulés, et tenterons une méthode de classification, notamment pour les cylindres de la période charnière 1902-1903.

 


La production des cylindres chez Pathé (4):

Quelques mots sur la cire des cylindres

Avant de reparler de Pathé, remontons un peu plus loin dans le temps. Le premier support de l'enregistrement sonore fut la feuille d'étain, à laquelle on reconnut vite nombre d'inconvénients. Si Charles Cros signale la possibilité d'utiliser des matières telles que la cire, il semble que c'est Charles Summer Tainter qui ait, le premier, fait l'emploi d'un tel matériau pour enregistrer les sons. Il obtint notamment de bons résultats avec la cire de carnauba, matériau vite repris par Edison dans son phonographe perfectionné.

Le nom de Carnauba provient d'une population indigène du Brésil où la plante croît de manière spontanée. On recueille encore abondamment aujourd'hui cette cire végétale très prisée, sur les feuilles de l'arbre Copernicia cerifera , appelé aussi caranda, ou arbre à cire, en Amérique du sud, particulièrement au Nord-Est du Brésil dans la province de Ceará (=cire?), qui est son aire d'origine, mais aussi, dans la même région, dans les provinces de Piauí, Rio Grande do Norte et Maranhão. On le cultive aussi à Ceylan et en Afrique équatoriale.

Ce palmier atteint 10-12 mètres de haut et vit pendant 50 ans. Il ne commence à produire de la cire qu'à partir de 6-8 ans . La cire du palmier carnauba, qui est la plus dure des cires végétales connues, protège ses feuilles contre le rude climat de la forêt tropicale humide: chaleur pénible, soleil intense, constante moiteur. La principale raison d'une telle concentration du palmier carnauba sur des territoires aussi précis est étroitement liée à l'absence de pluies, qui favorisent la poussée de cire protectrice contre l'humidité.


Les feuilles sont récupérées plusieurs fois par an sur le même arbre, quand elles sont encore fermées et enveloppées d'une fine couche de cire. Cette opération a lieu tous les 15 jours d'après Emile Desbeaux, pendant la saison sèche, entre les mois de septembre et mars. La cire se détache au moindre choc quand les feuilles commencent à se développer, et plus tard, la brise la plus légère suffit à l'enlever. On récolte la cire des feuilles séchées au soleil en les battant puis en les raclant. La matière ainsi recueillie est fondue et clarifiée à l'eau bouillante.

Emile Desbeaux précise comment se faisait ce travail au Brésil en 1891: " [...] on a soin de réserver le bourgeon central qui doit fournir la récolte suivante [...] On fait sécher les feuilles sur place en les étendant en files, l'envers appuyé sur le sol; puis on les amoncelle, et des femmes, en les frappant d'un petit bâton, les secouent sur un large drap. La poussière de cire, ainsi recueillie, est immédiatement fondue dans des vases de terre. "


Aujourd'hui, la cire, filtrée, et fondue est mise dans commerce sous forme de flocons, ou de pains durs et fragiles, d'une couleur variant du gris-verdâtre au jaune-pâle, ou éventuellement blanchâtre après décoloration. La teinte de la cire correspond généralement à l'âge des feuilles au moment de la cueillette. Plus elle est foncée, plus les feuilles sont anciennes. Il existe deux qualités de cire de carnauba: le " Prime Yellow ", qui est produit par les feuilles coupées non encore déroulées, c'est la meilleure qualité. On appelle " Fatty Grey " la deuxième qualité, une cire produite par des feuilles entièrement développées et exposées au soleil.
Dans l'industrie actuelle, on établit les grades suivants:

o T1 = Filtered Prime Yellow - venant des feuilles refermées,
o T2 = Medium Yellow ou Light Fatty Grey - venant des feuilles à peine ouvertes,
o T3 = Light Fatty Gray ou Filtered Fatty Grey - venant des jeunes feuilles ouvertes,
o T4 = Fatty Grey ou Centrifuged Fatty Gray - venant des vieilles feuilles ouvertes.

Chaque plante produit une centaine de feuilles, dont on tire environ 7 kg de cire pour chacune d'entre-elles . La cire de carnauba est un solide dur, cassant, jaunâtre (parfois jaune-vert) et exhale une odeur agréable de palme. Elle fond en dégageant une odeur agréable vers 82-85°C. Elle a une densité de 0,999, est soluble dans l'alcool et dans l'éther bouillant. Elle est difficilement soluble dans les solvants des graisses à température ordinaire. Cette solubilité s'améliore vers 45°C.

Elle se compose d'environ 80% de monoesters (C48 et C64) et 10 à 15% d'alcools ainsi que des acides hydroxydes non saturés comportant 12 atomes de carbone. Sa composition centésimale moyenne est sur la base de 80,36% de carbone, 13,07% d'hydrogène et 6,57% d'oxygène.

De nos jours, elle est encore principalement utilisée pour hausser le point de fusion des autres cires. En conséquence, on l'emploie en abondance dans les encaustiques (cirages, polishes pour carrosserie) pour son brillant exceptionnel, ainsi que dans l'industrie des cosmétiques. Elle intervient dans la fabrication des encres pour papier-carbone, vernis, bougies, toiles cirées, dans le glacage du papier et le moulage de précision, des crayons et pastels, ainsi qu'en restauration d'art. Elle est également employée pour corroyer et faire briller le cuir, notamment par les relieurs. On la trouve même dans l'industrie des composants électroniques pour ses excellentes qualités d'isolant électrique. Dans l'industrie alimentaire, la cire de carnauba est classée sous l'appellation E903, parmi les additifs alimentaires et colorants répertoriés en Europe, dans la section des produits sans danger. On l'emploie notamment à la fabrication des chewing gums.

A-Mathieu Villon nous apprend en 1894: " Cette cire a été signalée au Brésil en 1810; elle n'a été connue en Europe que lors de l'Exposition de 1867. Ses principaux marchés sont Londres et Hambourg. " Précisons que la cire de carnauba, très dure, n'était pas employée pure à la fabrication des cylindres, mais mélangée dans des proportions variables avec d'autres cires ou de la paraffine. Villon précise: " on ne saurait l'employer seule à cause de l'irrégularité de la trace que l'on obtiendrait et du son nasillard et grincheux que rendrait le phonographe ".

Mais pourquoi de la cire de carnauba?
On l'a dit, cette cire est la plus dure connue, et elle est encore utilisée de nos jours pour hausser le point de fusion des autres cires, auxquelles on la mélange. C'est précisément ce à quoi elle servait dans la composition des cylindres. En effet, la cire d'abeille pure est trop molle. Des empreintes ou des sillons gravés dans une telle cire s'effaceraient ou se détérioreraient très facilement. Il en serait de même de la paraffine, de l'ozokérite ou des cires minérales employées pures.

Voici quelques recettes de cylindres, proposées par A-M. Villon en 1894:
On obtient une très bonne cire en mélangeant:

Cire d'abeilles 100 grammes
Cire de carnauba 30 grammes.

On varie la proportion de carnauba selon la température et selon la forme et la nature du style inscripteur. Plus la proportion de carnauba est élevée, plus les sons deviennent nets et purs, jusqu'à ce que cette quantité atteigne 40 à 50 %; passé ce taux, le phonographe donne un son rêche et nasillard. Plus la pointe est fine, plus la cire doit être dure.
Une bonne cire peut être constituée avec:

Paraffine 100 grammes
Cire de carnauba 25 grammes.

On nous a cité encore la formule mixte suivante:

Paraffine 100 grammes
Cire d'abeilles 100 grammes
Cire de carnauba 100 grammes.

Comme on le voit, quantitativement, la cire de carnauba n'est pas le principal élément employé. Mais c'est assurément le plus important, qui entre pour de longues années dans la composition de tous les cylindres. Ces trois recettes ne permettent alors que la fabrication des cylindres dits " blancs ", qui ont en réalité une couleur très variable, qui va du brun (marron foncé) au blanc lait, en passant par tous les tons beiges. A cette époque, les cylindres étaient, une fois mis en forme, soit gravés à l'unité, soit reproduits par pantographie. Ce n'est qu'au début du siècle que l'on voit apparaître des cylindres véritablement noirs, par l'adjonction d'autres composants, nécessitée par les dernières techniques du moulage. Les brevets de cette époque nous laissent entrevoir des formules beaucoup plus complexes, dont la lecture et l'interprétation restent difficiles.

La production des cylindres chez Pathé (5):

S'il est difficile d'inventer, d'innover, de trouver la solution à un problème technique, il est plus dur de faire valoir son travail (c'est quasi proverbial chez nous) et d'en tirer profit. Mais le plus ardu reste de se donner les moyens de produire régulièrement, en quantité, tout en maintenant un niveau de qualité. On se figure mal le nombre d'implications engagées, de solutions à trouver, dès que l'on s'occupe de produire. Dans le cadre de notre causerie sur les cylindres, les quelques extraits qui suivent, toujours tirés des conseils d'administration Pathé, donneront un aperçu des différentes implications générées par tout projet industriel d'envergure, en l'occurrence, la production des cylindres. Même si l'on reste avec une faible idée de ce que cela représente techniquement, on verra que produire des cylindres, ce n'est pas simple.

- La chimie
Dans un précédent numéro, nous parlions de différentes recettes de cires à cylindres: quelque soit la recette usitée, son application à grande échelle suppose une mise en place complexe. En voici quelques exemples:

- Sur le mélange de cire des cylindres marrons:
"Il [Ivatts] entretient le conseil d'un procédé pour extraire chimiquement la matière qui se trouve dans les filtres employés pour filtrer la matière à fabriquer les cylindres. Il leur explique qu'il va faire des expériences sur une petite quantité de filtres pour s'assurer que l'expérience de laboratoire soit pleinement confirmée dans la pratique, avant de commander à un spécialiste l'appareil nécessaire à ce travail. Le conseil donne pouvoir à M. Ivatts de commander cet appareil s'il le juge nécessaire." 28/07/1901

"Il les informe que les essais de miction (?) des copeaux ont donné entière satisfaction et qu'il prend les mesures pour installer le système... Il leur parle de la métallisation des cylindres." 03/10/1901

- Sur la formule des cylindres noirs moulés:
"Répondant à une observation, M. l'administrateur délégué donne les raisons de la fragilité de quelques uns des nouveaux cylindres fabriqués avec adjonction de la nouvelle matière, l'expérience acquise permet de compter sur un remède efficace consistant à introduire la nouvelle matière en plus ou moins grande quantité suivant la température." (24.07.1903, p.150)...

-Sur la fourniture des matières premières, grand souci de tout industriel.
A cet égard, la crainte regardant les fournitures en stéarine est un problème récessif.
"Il fait également part au conseil des marchés de stéarine qu'il a fait pour la fabrication de cylindres. Il explique que la légère augmentation dans le prix de revient des cylindres est due à la réduction de la quantité de fabrication, nécessitée pour éviter un trop grand stock." 03/10/1901

"Ivatts ... a signé avec M. Compess un traité pour l'Allemagne dans des conditions identiques à celui pour l'Italie, sauf un minimum plus élevé et l'adjonction d'une clause supplémentaire en cas d'une élévation notable de droits de douane sur la stéarine." (02.05.1903, p.136).

"Il met le conseil au courant des difficultés qu'il a eues, depuis quelques années, pour les approvisionnements de stéarine, et se félicite d'avoir pu rétablir une situation normale et avantageuse pour notre société." (05.11.1903, p.157)...

"Le nouvel appareil phonographique sera lancé en juillet prochain. La baisse des prix de la stéarine réduira sensiblement le prix de revient des cylindres." (02/06/1904, p.180)

"Nous avons de côté un stock de grandes scènes en cinématographe, ce qui nous a permis de réduire nos décorateurs à 2 personnes. Par contre, le mois d'octobre sera un peu plus lourd comme paiements à cause des échéances des loyers et des factures de stéarine, mais nous sommes parés de ce côté par la Banque Suisse et Française, si besoin est." (10/09/1904, p.190)

Les installations:
Toujours onéreuses, provisoires, et remises en question à brève échéance dans une euphorie productrice, elles justifient achats, agrandissements réguliers. Entre 1898 et 1902, au moins 7 agrandissements, achats de terrains annexes à Chatou, constructions en maçonnerie différents ont eu lieu, pour abriter ateliers et machines.

Citons les calorifères, probablement destinés au maintien d'une température pour le travail ou la conservation de la cire. On en installe un à Chatou dans les sous-sols de la seconde partie d'un premier bâtiment en novembre 1898. On en installe un autre fin 1904, pour chauffage de la salle des cylindres originaux (matrices).

Parmi les machines de force motrice on peut citer l'achat en février 1898 d'un moteur à gaz Niel de 10 chevaux (plusieurs tonnes), livré franco gare du Pecq, l'achat d'un moteur Otto d'occasion en juillet 1902, et l'installation provisoire en novembre de la même année, de deux locomobiles agricoles. En conséquence, à la même période, on fait mention du manque d'eau et de gaz. Ce n'est qu'en décembre 1903 que l'on décide le remplacement des deux locomobiles, après 13 mois de services continus, par un machine à vapeur 120cv, dotée d'une chaudière semi-tubulaire Montapet. La construction du local et l'installation de la machine sont achevés au printemps 1904, et la machine fonctionne en avril. A cette occasion, on a procédé dès janvier à l'établissement à Chatou de nouvelles prises d'eau, "en vue d'ajouter à la sécurité de l'usine en cas d'incendie, et de compléter ainsi toutes les mesures de précaution."

Par nécessité, cette machine de 120 CV est vite poussée à 190 CV, ce qui cause une consommation disproportionnée de charbon et menace d'une usure prématurée. On propose une deuxième machine à vapeur. En attendant, on a dû faire déplacer la machine à gaz, et on décide l'achat en juillet d'une machine Garnier de 200 CV, dotée de 2 cuves Montapet de 70 Mètres cubes chacune. Elle est installée et fonctionne début novembre 1904. Rappelons que juste avant cette installation, la production est de 15000 cylindres par jour!

C'est en juillet 1902 qu'apparaît la première mention de moyens établis en vue du moulage des cylindres.

"depuis un an, il est venu s'ajouter à Chatou pour employer la force motrice existante, (...) la cartonnerie, les ateliers de galvanoplastie et les machines spéciales pour la nouvelle fabrication des cylindres moulés." 07/07/1902

Très vite, les progrès sont fulgurants:

"En ce qui concerne l'usine de Chatou, le moteur Otto doit être mis en marche d'ici quelques jours. L'essai fait sur une installation pour fabriquer 2000 cylindres moulés par jour, ayant donné entière satisfaction, cinq nouvelles installations, dont une pour cylindres intermédiaires ou stentor, sont en train d'être établies, de façon à pouvoir mouler 10000 cylindres par jour. Pour avoir la place suffisante à l'établissement de ces installations, il y a été nécessaire de faire un étage au dessus de la fonderie. Cette dépense se montera à 7000 f. 25/08/1902

"Ivatts tient le conseil au courant de la marche de la nouvelle installation à Chatou pour augmenter la production des cylindres moulés. Cette installation établie pour fabriquer de 10000 à 12000 cylindres journellement, sera prête dans environ quinze jours." 03/10/1902.


"Le laps de temps nécessaire à l'établissement des petits galvanos, anglais, français et russes étant considérable, il serait impossible de s'occuper des galvanos Stentors en temps utiles pour la campagne d'hiver. M. Ivatts en vue de la vente certaine et avantageuse des cylindres Stentors moulés, a cru devoir procéder à l'installation de deux nouvelles cuves pour la galvanoplastie exclusive de cylindres Stentor et d'intermédiaires (ces derniers pour Girard et Cie). Il espère que cette installation sera prête à fonctionner avant un mois." 03/10/1902

"Faisant suite aux explications qu'il a fournies à M. le Président et à ses collègues, pendant la visite très complète qui a précédé la réunion du conseil, l'administrateur délégué les complète en faisant ressortir l'immense extension qu'a pris récemment la demande du cylindre moulé, qui dépasse les prévisions les plus optimistes; il explique que malgré l'augmentation des moyens de fabrication de cet article, la production actuelle ne suffit pas pour le moment à satisfaire les commandes de petits cylindres pour l'Angleterre seule, et qu'il est impossible de compléter le catalogue français, ou de commencer le catalogue russe. Il n'est donc permis de penser à l'établissement des cylindres intermédiaires, stentors et célestes moulés pour les 3 pays précités, nonobstant les bénéfices considérables que ces cylindres rapporteraient, vu qu'ils n'ont pas encore été offerts sur le marché par nos concurrents. "

Henri Chamoux

Liens :

Un texte sur les formats de cylindres ici

 

 

 


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